Tracer les villes / Track the Cities

Article publiée le 15 mars 2021

C’est le titre du dossier de la revue multilingue de cinéma La Furia Umana. Le dossier en ligne est composé de plus de 15 articles ré-interrogeant l’idée de symphonie urbaine, le tout codirigé par Andréa Franco, Benjamin Léon et Nicolas Tixier (membre de BazarUrbain). LFU 40 / Mars 2021. http://www.lafuriaumana.it/

Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself (2003)

Thom Andersen, Los Angeles Plays Itself (2003)

Symphonies urbaines à rebours

http://www.lafuriaumana.it/

Les symphonies urbaines constituaient un genre important du cinéma documentaire d’avant-garde des années 20. En porte à faux avec les films d’actualité, ils consistaient moins à transmettre une information factuelle de la réalité, que de puiser dans la magie de l’ordinaire et du quotidien. La plupart des cinéastes de l’époque envisageaient leur art comme une façon de forger la conscience sociale en se penchant sur l’activité urbaine pour en révéler les objets poétiques. Si les figures de Dziga Vertov et Walter Ruttmann restent les plus iconiques, n’en oublions pas pour autant les travaux novateurs de Paul Strand, Charles Sheeler, André Sauvage ou Alberto Cavalcanti [1]. L’expression d’une utopie se retrouvait d’un film à l’autre allant jusqu’à proposer chez Vertov la métaphore réflexive du cinématographe comme instrument d’éducation collectif.

Au lieu de revenir sur ces films à l’exégèse soutenue, nous avons cherché à interroger la symphonie urbaine dans ses manifestations contemporaines ou « à rebours » pour reprendre un terme proposé par le cinéaste Thom Andersen dans son film Los Angeles Plays Itself (2003) [2]. Ce montage d’archive constitue une proposition singulière qui vient interroger les puissances figuratives du cinéma à travers le paysage urbain. Ce palimpseste visuel trouve prolongement dans le travail de Rick Prelinger sur San Francisco et ses Lost Landscapes (2006-2015), lequel trouve un écho avec les films de Guy Maddin comme My Winnipeg (2007). À rebours des symphonies urbaines des années 20 qui cherchaient à établir des dispositifs narratifs plus ou moins fidèles à la réalité urbaine, ces films tentent plutôt d’exposer les limites d’une telle approche en encourageant la conscience historique d’un spectateur participatif selon deux paradigmes : d’un côté, la dimension surfacique qui permet de saisir un peu du réel social de la condition urbaine et d’un autre côté, la dimension formaliste qui interroge notre perception en retravaillant certains éléments concomitants aux symphonies urbaines : rythme, mouvement, vitesse.

Pour Siegfried Kracauer, le cinéma est le médium capable de saisir la grande ville et d’en capter les phénomènes sensibles, fugitifs, inconscients afin d’établir une correspondance entre l’essence du médium cinématographique et la ville comme flux sensoriel. Le film permet aussi d’avoir une autre compréhension de l’espace construit et de ce qui s’y joue. La ville est un lieu d’exercice du regard et du pas, de la station et de la mobilité. Prendre un film et une ville comme compagnons de réflexions et s’attacher à ce qu’ils nous disent ou ce qu’ils nous permettent d’énoncer sur l’ordinaire urbain : il s’agit bien de débusquer sous des formes différentes comment le cinéma et ses dispositifs nous aide à penser et à voir la ville. De quoi les films sont-ils les témoins, voire parfois les avocats ? Et, c’est peut-être, tout autant l’inverse, à savoir comment la culture cinématographique modifie notre perception de la ville et peut-être même le design de celle-ci. Kracauer voit son travail comme un assemblage complet de petits faits, d’indices, une réhabilitation des choses matérielles, non dans un réalisme naïf, mais bien critique par la culture du regard et de l’enquête. Il nomme lui-même cet exercice, une pensée de « l’anti-chambre » qui serait chez lui une chambre du dehors, « où nous porterions notre attention non pas aux toutes dernières choses, mais aux avant-dernières. » Au début du XXe siècle, le film répondait de cette sensibilité urbaine relativement nouvelle, « le choc des métropoles ». Mais est-on toujours dans cette sensibilité, quelles sensibilités se dessinent pour nous en ce début de XXIe siècle ? Dans la mesure où la société post-industrielle fait de la représentation de la machine et de la force du travail une existence virtuelle, comment considérer la symphonie urbaine aujourd’hui ? De même, est-ce vraiment possible de tracer une ville aujourd’hui du fait de la déconnexion entre les différents espaces et la prolifération de nouveaux centres ? Le cinéma est-il toujours le médium idéal pour représenter la grande ville, et si oui, à quelles conditions et selon quels dispositifs ? Ne faut-il pas discuter alors une proposition critique qui montrerait en quoi les villes et les films construisent trop souvent une perception voire une pratique de la réalité qui reste principalement ancrée au XXe siècle ?

À rebours, mais non à contresens, nous avons souhaité faire jouer ensemble les modalités plurielles d’une telle confrontation. De quoi les symphonies urbaines sont-elles le reflet dans leurs manifestations filmiques contemporaines ? Comment les dispositifs filmiques – quels qu’ils soient – captent et enregistrent la ville comme entité subjective et inter-subjective ? À l’image des travaux développés par Richard Koeck dans son essai Cine-spaces : Cinematic spaces in architecture and cities (2012), c’est peut-être du côté du simulacre qu’il faut voir l’inscription du cinéma dans la ville post-moderne. En effet, que se passe-t-il si nous commençons à penser la ville comme un « appareil visuel » basé sur le mouvement, la lumière et le corps que nous pouvons explorer de manière cinématique, cinétique et kinesthésique ? En utilisant le film comme un objectif à travers lequel nous regardons les espaces et les lieux urbains, il ne s’agit pas de montrer la place de l’architecture dans les films, mais de voir en quoi par exemple l’architecture post-moderne est un phénomène cinématique, un décor urbain en mouvement (Las Vegas, Dubaï, Macao). Bien souvent, il s’agit d’espaces qui rappellent une réalité médiatique : nous avons l’impression de regarder les scènes sur un écran et d’être physiquement incarnés dans une réalité parallèle, mais pourtant bien réelle. On peut alors se poser la question du rapport entre les ambiances urbaines et les ambiances filmiques, et au-delà des liens de correspondance entre les deux, il s’agirait moins de percevoir l’ambiance d’un lieu que de percevoir par l’ambiance elle-même. L’ambiance ne serait plus l’objet de la perception, mais la condition même de toute perception et action potentielle. En réfléchissant à la notion même de symphonie, ce dossier propose de faire jouer les couples opposés de cette relative unité pour ouvrir la réflexion aux potentialités dysphoniques et hétérophoniques de toute traversée urbaine. Les différents textes sont répartis à l’intérieur d’une structure évoluant selon trois moments théoriques : Rétro-prospective, Ambiances et atmosphères puis Dispositifs et gestes critiques.

Deux articles et un dossier composent cette première partie, rétro-prospective. Les textes d’Alice Monin, Ana Barroso et Anne Philippe proposent de repenser la symphonie urbaine de façon prospective laissant émerger de nouvelles modalités esthétiques à l’intérieur d’un genre qui n’a jamais vraiment répondu à l’établissement de critères objectifs pour une codification générique (déroulement sur 24h, montage rythmique).
Dans son texte, « Le cinéma expérimental et la ville : liquidité, fluidité et porosité des symphonies urbaines au XXIe siècle », Alice Monin interroge moins la simultanéité et l’hétérogénéité de la vie urbaine qu’elle ne s’attache à travailler un motif (l’eau) dans ses dimensions plastiques. À travers les travaux filmiques de Joel Schlemowitz et Nicole Koschmann, Jim Jennings ou encore David Rokeby, son texte propose de repenser la surimpression comme forme filmique tour à tour flottante et évanescente jusqu’à son déploiement dans des « volumes lumineux virtuels où les corps se fondent en une surface mouvante qui renvoie à l’écoulement de l’eau ».
Ana Barroso propose quant à elle une réflexion à partir du cinéma de Larry Clark dans son texte « Cinema and its double : the urban nomads in Larry Clark’s films. Movement, body and sensation in the cinematic city ». Le texte s’appuie sur une relecture deleuzienne des films Kids (1995) et Wassup Rockers (2005). Le cinéma de Larry Clark met à jour un travail sur le corps pris dans une somme d’attitudes et de postures dont la violence continue ne doit pas s’entendre comme un simple geste provocateur. En proposant de nouvelles formes de perception, l’affectivité des corps en présence ne s’enferme pas dans la simple représentation, mais vient inscrire à la surface pelliculaire d’autres couches de sens qui renvoient au geste libérateur des images-pulsions que développe Gilles Deleuze dans L’image-mouvement.
Enfin le travail d’Anne Philippe vient interroger une entreprise intellectuelle particulière, celle de l’Institut de l’Environnement qui dans les années 70 s’est mis en place pour penser de façon pluridisciplinaire notre habiter et nos villes, tant dans leur existant que dans leur fabrique. Au cœur de cet institut, un laboratoire de cinéma fut mis en place par le jeune cinéaste Alain Moreau, laboratoire pensé comme une opportunité inédite de mettre en œuvre la recherche par et avec le cinéma, en expérimentant des manières de faire avec d’autres chercheurs : plasticiens, architectes, graphistes, urbanistes… C’est un véritable dossier que propose Anne Philippe autour de cette expérience unique : « Le ciné-urbanisme ou l’institut de l’environnement comme cabinet d’optique ». Son premier texte « L’Institut de l’environnement ou la puissance d’un cadre » retrace l’originalité de cette proposition, qui a trouvé un cadre privilégié dans le climat de l’institut inspiré par le Bauhaus et en quête de formes de recherches nouvelles et engagées. Son second texte « Le ciné-urbanisme comme paradigme de la recherche indisciplinée en architecture » déploie toute la singularité de la pensée d’Alain Moreau à sa première heure. Chercheur, cinéaste et vidéaste, Alain Moreau a ensuite repensé la télévision en prison et ces productions jusqu’alors invisibles feront sous peu l’objet d’une édition. C’est pourquoi Anne Philippe joint à ce dossier deux films d’Alain Moreau issus de cette première période à l’institut, films retrouvés et restaurés récemment par Laterna Magica et sur lesquels elle a travaillée : Ville à vendre, 1971, 33’ et La maison de Loung Ta, 1977, 46’, ainsi que deux documents inédits de Jean Rouch : À propos du film Les Maitres Fous (1954), document sonore et À propos du film Architectes Ayorou (1970), montage sonore et visuel, deux documents issus des séminaires de communication de l’Institut de l’Environnement.

Dans la partie consacrée aux ambiances et atmosphères, Olivier Gaudin établit une relecture audacieuse du film de Michelangelo Antonioni « Émietter Rome : L’Éclipse, crise des émotions ou libération des sens ». Il dépasse le formalisme esthétique (espaces vides) et le drame psychologique (l’incapacité d’aimer) classiquement associés au réalisateur pour créer une réflexion renversant les présupposés de la symphonie urbaine. Le film ouvre sur un affranchissement critique du regard où « les atmosphères déploient moins une esthétique du personnage paysage qui serait fondée sur la fusion de ces deux entités, qu’une approche perceptive et concrète ». L’Éclipse construit un déploiement de l’espace qui semble se déplier telle la promesse indécise et nécessairement fragmentaire d’une image ouverte vers un « inconscient visuel » (Walter Benjamin).
Noha Gamal propose un itinéraire spatial et temporel attentif au sensible à travers le quartier populaire de Choubrah, au Caire. En analysant diverses scènes qui montrent les transformations de ce quartier depuis le début du XIXe siècle : terres agricoles, paradis isolé des bruits de la ville où l’aristocratie construisit ses palaces, havre de l’immigration européenne, quartier de tolérance où chrétiens et musulmanes cohabitent de façon pacifique. Les films étudiés révèlent ces “pâles vestiges des ambiances antérieures” qui donnent forme à ce véritable palimpseste urbain.
Irena Latek présente un travail réalisé au sein d’un laboratoire où les étudiants utilisent de nouveaux médias, tels que le collage et la composition numérique, créant de véritables paysages interactifs (des vidéos-construction). Il s’agit d’analyser le rapport entre le film comme médium et l’actuel projet urbain de Montréal symbolisé par un héritage industriel encore très présent dans l’univers de la ville, de jour comme de nuit.
Que reste-t-il de l’idée de symphonie urbaine en temps de pandémie ? La ville est plus silencieuse. Les habitants confinés. Seuls transitent dans la rue les coursiers avec toutes sortes de citoyens isolés, parfois en mal d’habitat. Les rôles s’inversent, ceux qui étaient presque invisibles auparavant passent au premier plan. La ville confinée révèle de nouvelles dynamiques sociales et professionnelles, en partitionnant différemment les sons habituels, en ralentissant son rythme et sa vélocité. Camilo Cifuentes décrit ainsi son quartier de Bogota, par son essai et par travail visuel. Front Window est une symphonie (d’un coin) urbain(e) vu et entendu depuis sa fenêtre.

La troisième partie du dossier s’ouvre sur une proposition du cinéaste et vidéaste Jean-Marc Chapoulie « Lettre à Gabriel Veyre. Notes pour un film ». Plus exactement, il s’agit d’un long extrait de sa note à l’attention du CNC pour l’obtention d’une aide au financement d’un film à venir, au titre éponyme. En revenant au début du cinéma il propose de retracer les voyages de par le monde de Gabriel Veyre, opérateur Lumière, à partir de la lecture d’une correspondance quasi quotidienne qu’il avait avec sa mère, des très courts films qu’il a tournés, et 120 ans plus tard, de procéder à une nouvelle traversée avec la possibilité de retracer cet itinéraire à partir de webcam.
Stephen Loye (cinéaste et plasticien) & Théo Robine-Langlois (écrivain et plasticien) nous font partager un projet au long court mené depuis 2014, où ils abordent sous plusieurs formes « le mythe urbain que l’on nomme la banlieue ». Leur court texte « La ville fumée » nous introduit à leur travail et donne accès à quatre films, comme autant de montages inédits pour traverser « ce mythe » en flânant dans les villes et cherchant leurs confins, tout autant qu’en flânant dans les archives filmées accessibles en ligne. Ils tentent alors de « démonter et remonter plan par plan l’image sèche et pauvre proposée par les médias classiques, pour laisser s’agrandir les autres fils que ce tissu de ville trace ».
De quelles façons les symphonies urbaines contemporaines peuvent-elles évoluer ? Si les villes changent, elles doivent nécessairement changer les formes dont on s’adresse à elles avec une caméra. Dans la symphonie que propose Marc Ávila pour sa pièce audiovisuelle Where ?, on n’écoute plus les trains, les usines, les klaxons, les marteaux, le murmure de la multitude, mais une musique aqueuse et abstraite, propre à l’habitat de cette nouvelle ville-pieuvre. Une mégalopole qui étend ses tentacules sur des territoires infinis en homogénéisant tout sur son passage. Le mouvement n’est plus à l’intérieur de la ville, comme dans la métropole industrielle. Dans la ville globale, le mouvement est virtuel : que reste-il à saisir pour l’œil comme pour la caméra ?
Le texte de Patrice Ballester est une large réflexion autour du « Marvel Cinematic Universe (MCU) et de la ville simulacre » dans une approche culturaliste. Il s’agit d’un geste critique venant défier la dimension post-moderne de l’univers urbain créé par le MCU et l’exemple du royaume de Wakanda (pays africain fictif présent dans l’univers Marvel). La problématique développée par l’auteur est la suivante : le MCU est-il en train de perpétuer la vision d’une ville faite de possibles et de simulacres utopiques ?
Vincent Jacques étudie la ville ubiquitaire à travers le portrait urbain qu’offrent les caméras de surveillance dans la société de contrôle. La ville des caméras de surveillance est une ville sans machines industrielles qui devient elle-même « machine » ; le cinéaste ne filme plus, il édite les images d’un œil mécanique comme celle qui employait Vertov. Si dans le nouveau millénaire, on fait plus de films que jamais, s’il existe beaucoup plus d’images de la ville, “ces images ne sont pourtant pas toutes faites pour être vues”, avertit l’auteur.

Andréa Franco, Benjamin Léon et Nicolas Tixier

[1] On peut se reporter à l’inventaire détaillé de plus de 80 films relevant de symphonies urbaines dans Steven Jacobs, Eva Hielscher, Anthony Kinik (dir.), The City Symphony Phenomenon: Cinema, Art, and Urban Modernity Between the Wars, Routledge, 2018
[2] À l’aide de plus de 200 extraits de films, l’oeuvre culte de Thom Anderson est une fresque ambitieuse sur la représentation de la mégalopole américaine. Le cinéma n’a pas simplement filmé Los Angeles, il lui a créé une histoire et un présent fictifs qui font désormais office de réalité.

SOMMAIRE

Rétro-Prospective

ALICE MONIN / Le cinéma expérimental et la ville. Liquidité, fluidité et porosité des symphonies urbaines au XXIe siècle

ANA BARROSO / Cinema and its double: the urban nomads in Larry Clark’s films. Movement, body and sensation in the cinematic city

ANNE PHILIPPE / Le ciné-urbanisme ou l’Institut de l’environnement comme cabinet d’optique

  L’Institut de l’environnement ou la puissance d’un cadre

  Le ciné-urbanisme comme paradigme d’une recherche indisciplinée en architecture 

 – Ville à vendre, 1971, 33′ & La maison de Loung Ta, 1977, 46′

Ambiances et atmosphères

OLIVIER GAUDIN / Émietter Rome : L’Éclipse, crise des émotions ou libération des sens

NOHA GAMAL SAID / The Cinema and the Ambiance-Palimpsest: A Retrospective Look on Cairo City. The case of Choubrah

IRENA LATEK / Nouveaux espaces hétérogènes et les vieux “nouveaux médias”

CAMILO CIFUENTES QUIN / Front Window

Dispositifs et geste critique

JEAN-MARC CHAPOULIE / Lettre à Gabriel Veyre. Notes pour un film

STEPHEN LOYE et THEO ROBINE-LANGLOIS / La ville fumée

MARC AVILA / Where?

PATRICE BALLESTER / Le Marvel Cinematic Universe (MCU) et la ville simulacre

VINCENT JACQUES / La ville ubiquitaire : vision urbaine technique et cinéma

Dossier sous la direction de Andrea Franco, Benjamin Léon et Nicolas Tixier